NAVAL - Filière navale : vents contraires et horizons nouveaux
Le Miroir Social – 10 octobre 2025
[…] La filière navale française connaît un cycle de prospérité inédit, soutenu par près de dix ans de commandes fermes, mais cette dynamique s'accompagne de fragilités persistantes. Derrière les fleurons que sont Naval Group et les Chantiers de l'Atlantique, c'est tout un écosystème industriel — de la Bretagne à la Normandie en passant par les Pays de la Loire — qui fait vivre la filière, estimée à 15 milliards d'euros de chiffre d'affaires et 57 000 emplois directs, soit le double avec la sous-traitance.
Les PME de la métallurgie et de la mécano-soudure, cœur du tissu naval, s'adaptent à des exigences extrêmes : résistance à la corrosion, intégration de technologies complexes dans des espaces confinés, tolérances au millimètre. En intégrant les énergies marines renouvelables et l'offshore, la filière maritime élargie pèserait 35 milliards d'euros et 120 000 emplois, selon le GICAN.
Une filière sous pression internationale
L'ONU estime que 100 000 navires de gros tonnage sillonnent les mers et que 20 000 bateaux de plaisance arrivent chaque année en fin de vie. La demande mondiale pour des unités neuves ou modernisées crée une pression sans précédent. Les chantiers français conservent des atouts : la France exporte avec succès frégates, sous-marins ou navires de soutien (Égypte, Grèce, Indonésie), tandis que Piriou et les CMN de Cherbourg s'imposent sur les marchés des patrouilleurs et bâtiments polyvalents.
Cependant, la concurrence asiatique — Chine, Corée du Sud, Japon — et italienne reste féroce, soutenue par des politiques publiques massives. La Chine produit désormais plus de navires militaires que les États-Unis. Face à cela, la France reste isolée sur le plan européen, sans politique industrielle commune, ce qui fragilise sa souveraineté.
Des vulnérabilités persistantes
Malgré des carnets de commandes pleins, les sous-traitants subissent une pression croissante sur les coûts, les délais et les certifications. L'irrégularité des commandes militaires provoque des pics d'activité suivis de creux périlleux pour les PME. Beaucoup dénoncent ce manque de visibilité qui freine l'investissement et l'innovation.
Le secteur souffre également d'une dépendance aux matières premières critiques (nickel, titane, terres rares). Le Comité stratégique de filière Industries de la mer travaille sur des solutions : relocalisation partielle, recyclage et stocks stratégiques européens. Mais le plus grand défi reste humain : avec une moyenne d'âge de 47 ans, le manque de main-d'œuvre qualifiée — notamment en soudage, usinage et intégration électronique — menace la pérennité des savoir-faire.
Vers une modernisation numérique
Les délais de production s'allongent sous l'effet des exigences environnementales et cyber. Construire un navire de premier rang exige 6 à 8 ans, et un sous-marin nucléaire d'attaque jusqu'à 15 millions d'heures de travail. Chaque bâtiment est un prototype, rendant difficile l'automatisation à grande échelle.
La modernisation repose donc sur le numérique : simulation, jumeaux numériques, fabrication additive, intelligence artificielle embarquée. Ces technologies, expérimentées à Saint-Nazaire et Cherbourg, visent à réduire les marges d'erreur et à fiabiliser les chaînes d'approvisionnement. Pour les experts du GICAN et de la DGA, il s'agit d'un « saut de génération » plutôt que d'un simple rattrapage.
Le rôle stratégique du militaire et du vert
La défense reste la colonne vertébrale de la filière. Dans un monde marqué par les tensions géopolitiques, la demande en bâtiments militaires explose : sécurisation des routes maritimes, contrôle des zones économiques exclusives, projection de puissance. Ces programmes tirent toute la chaîne industrielle vers le haut.
En parallèle, la transition écologique s'impose : les « géants des mers » doivent réduire une empreinte carbone colossale. La construction de navires plus verts, via la propulsion vélique, les carburants alternatifs et l'hybridation énergétique, constitue une priorité de recherche.
Un défi collectif et durable
L'article conclut sur une mise en garde : la modernisation de la filière ne se fera ni par des annonces politiques ni par la seule volonté des industriels. C'est une transformation systémique, impliquant l'État, les entreprises, les territoires et les salariés. La montée en cadence devra s'accompagner d'une planification industrielle de long terme : « Accélérer, oui. Mais sans casser la machine ».